François Guichard
(décédé le  23 mars 2002)


Porto, 29 novembre 2001, Quatrièmes Journées Internationales d’Études de Lusotopie, dans les Caves de la Société Ramos Pinto, à Vila Nova de Gaia, François Guichard se livre à l’une de ces brillantes « communications ». Dans un environnement de barriques, d’un musée-magasin, de bouteilles de tawny, de verres entre-choqués, un déferlement de savoirs, au sens premier du terme : d’un vin qui a fait Porto, d’un rapport dur et âpre entre le monde rural accroché à ses terroirs (con las uñas, dirait-on en espagnol) et des réseaux marchands conquérants, de campagnes que l’on pourrait percevoir comme des îlots de marginalité dans une monde mondialisé vivant dans l’ombre d’une moyenne métropole de l’Union européenne, François projète ses connaissances, son savoir, ses saveurs, comme élément constructif d’une identité dépassant la simple lusophonie classique et folklorique. Au-delà du thème portant sur les Relations du Portugal dans l’espace-monde, le chercheur est tout à son affaire du local au global, celui qui sut parfaitement s’identifier à Porto et sa région se révèle à lui-même : un vrai chercheur « lusotope »

Fragments d’un géographe
La liste des écrits laissés par François est riche de plus d'une centaine de textes. Elle commence, en 1968 par un mémoire de maîtrise qui porte sur « l'origine des étudiants de la Faculté des Lettres de Grenoble de 1963 à 1966 » et se clôt, provisoirement eu égard au nombre de textes en instance de publication, par un article publié dans les Arquivos du Centre Culturel Calouste Gulbenkian en 2001 sur « La Méditerranée atlantique, mirage ou réalité ». La presque totalité des articles et des ouvrages de François Guichard portent sur l'une ou l'autre facette de la compréhension de l'espace et de la société portugaise dans le contexte européen. Deux ouvrages occupent une place de choix dans le panorama géographique français à commencer par sa thèse, soutenue en décembre 1983 : Porto, la ville dans sa région. Contribution à l'étude de l'organisation de l'espace dans le Portugal du Nord. C'est le travail qui impose François en France et au Portugal comme le grand connaisseur de cette partie du territoire portugais. Six années plus tard, la maison Masson publie en 1990, ce qui reste le « Guichard », cette Géographie du Portugal qui a permit à des générations d'étudiants de mieux connaître, de comprendre et souvent d'aimer ce petit pays européen à la fois si familier et méconnu.
La généalogie et l'évolution des centres d'intérêt de recherche de Francois Guichard restent à faire, mais elle montrera sans nul doute un chercheur bien loin d'être confiné à son rôle de « spécialiste » français du Portugal et de Porto, la ville et le vin. Si d'aucuns veulent cantonner son œuvre dans une tradition de géographie régionale, l'interrogation rémanente de Francois Guichard porte sur les territoires et la géographie culturelle. Dans le territoire, ce qui l'intéresse ce sont les limites, les découpages, les frontières. Il prend position dans le débat sur la régionalisation au Portugal, questionne les découpages électoraux et travaille pendant plus de quatre ans sur les frontières ibériques. Certes l’on pourrait s’étonner de voir nécessaire une étude sur une frontière (Portugal/Espagne) qui est l’une des plus anciennes d’Europe. Mais François sait poser les questions qui ne « fâchent » plus : « À quoi sert la frontière ? », « Mettre la frontière au centre du regard », « Galice-Portugal : l’histoire transfrontalière ». Citant Tomke Lask et Yves Winkin, François rappelle tout bonnement la réalité empirique et le concept de frontière : « le sens ultime de la frontière, c’est l’horizon qui fuit au fur et à mesure qu’on s’en approche », même s’il n’oublie pas que les frontières servent « à faire la guerre comme à faire la paix ». À l’image des grands géographes de la première moitié du XXe siècle, il est l’animateur sagace de ces itinéraires transfrontaliers dans la Péninsule Ibérique que parcoururent, sous sa direction, Portugais, Espagnols et Français dans les années 1990.
C'est la période d'épanouissement de Francois Guichard, comme un papillon qui déploie ces ailes en sortant de sa chrysalide. C'est presque simultanément qu'il se lance dans le travail avec les collègues de Léon, Salamanque ou Saint-Jacques de Compostelle et dans l'aventure de Lusotopie. Dans les deux cas, il met sa capacité de réflexion et d'interrogation, sa culture au service de problématiques et d'espaces qui sont beaucoup plus vastes que son aire de prédilection portuense. Son intérêt pour la géographie culturelle court en filigrane tout au long de cette évolution et s'articule autour de deux thèmes principaux : une meilleure connaissance du rôle du protestantisme dans la péninsule ibérique et une passion discrète et tenace de François pour les choses du ballon rond. La domestication progressive de l'Internet lui permit ainsi de connaître au plus vite les résultats du championnat portugais sans avoir à attendre les livraisons, parfois tardives, à la Maison des Pays Ibériques du quotidien de Porto… C'est dire que, parti des rives du Douro, Francois Guichard a pérégriné avec persévérance vers sa source, lui faisant découvrir l'autre coté du miroir, l'Espagne. L'appel du large aussi a été fort. Ce fut l'archipel de Madère puis une réflexion originale sur la Méditerranée atlantique. Francois Guichard aimait aussi à faire découvrir l'œuvre de Giono, celle du midi, de ces montagnes sèches et rudes qu'il parcourait l'été, mais aussi l'errance maritime des personnages de « Fragments d'un paradis ». Fragments d'un géographe.

Un géographe à la marge ?
François aimait se définir comme un géographe des marges, de la marge et parfois un peu marginal. C'est l'un des paradoxes de son œuvre et de sa vie. Reconnu au Portugal, méconnu en France, apprécié des historiens et des politistes mais ignoré de la plupart des géographes, François a bâti une partie de sa carrière sur une sorte de jeu de chat et de la souris avec les institutions et les reconnaissances. C'est là toute la complexité du personnage. Il a aidé un grand nombre de jeunes chercheurs (maîtrises, thèses) mais bien peu de diplômes entérinent son investissement. Il laissait la direction des travaux à d'autres. Ce qui l'intéressait, c'était aider l'apprenti-chercheur, rencontrer et partager avec quelqu'un, le faire progresser. François était un érudit forgé à la vieille école. Trois ou quatre heures de lecture quotidienne minimum lui ont permit d'acquérir une imprégnation du monde portugais qui laissait pantois plus d'un Portugais. Son antre de la Maison des Pays ibériques en était le reflet : partout des piles de livres, des articles découpés en instance de lecture, de classement ou d'indexation. Une érudition au service d'une passion.

L’aventure de Lusotopie
Conjoncture locale aidant, avec l’arrivée à Bordeaux d’un historien spécialiste (entre autres) des mondes lusophones hors Portugal, il s’engage, au début des années 1990, avec passion dans ce qui va devenir la revue internationale Lusotopie. Au-delà d’une lusophonie aux contours connus, les enjeux contemporains des espaces lusophones retiennent son attention et il devient, en quelque sorte, l’acteur d’un outil de rencontres entre des chercheurs de l’aire culturelle lusophone présente sur quatre continents. Il va porter sur ces mondes que la vie ne lui donnera pas l’occasion de parcourir, Brésil, Angola, Mozambique São Tomé e Príncipe et Cap-Vert, Goa, Timor et autres poussières d’empires, un regard distancié, certes, mais aussi vigilant : c’est l’émergence d’une équipe pluridisciplinaire sans murs, c’est l’encadrement de jeunes enseignants-chercheurs, c’est l’animation de colloques, le suivi d’ouvrages, qui vont mobiliser son énergie. Élargissant ainsi ses champs de recherche, il poursuivra son itinéraire pour, comme disait-il à Rennes en 1997, « connaître l’espace lusitanien pour en comprendre la culture ».
Retenons aussi autre chose : sur les valeurs universelles, François était l’homme engagé d’un seul bloc. Il n’y avait qu’une légère différence entre son travail de chercheur militant de la connaissance et son activité de militant associatif : avec Delphine, au sein de la Cimade, en solidarité avec les bidonvilles de la région parisienne dans les années 1970 ; à Bordeaux plus tard, comme président de l’Association France-Portugal, et auteur-éditeur-diffuseur de son Petit Journal qui fourmillait d’informations culturelles ou politiques sur le Portugal et la lusophonie – une authentique « valorisation de la recherche », comme on dit aujourd’hui dans le jargon bruxellois du CNRS.
Ayant remplacé au pied levé Christian Geffray, lui aussi subitement disparu, à la direction du Conseil scientifique de Lusotopie, il eut le temps, au cours de sessions d’analyse de nos deux énormes volumes 1999 et 2000, de se faire apprécier de l’équipe internationale de sourcilleux évaluateurs : rigoureux, mais profondément humain.
Sa passion charnelle pour Porto, sa connaissance approfondie de l’émigration portugaise qu’il a vécue au quotidien en Aquitaine, sa vision de la Révolution des Œillets, ses engagements diversifiés mais dans une unité au-delà de tout sectarisme idéologique, en faisait, tout simplement, un humaniste lucide.

Louis MARROU & Michel POUYLLAU
Université de La Rochelle, Jeune équipe 2302 SEAMAN
(Sociétés, environnements et activités des mondes maritimes anciens et nouveaux)
Michel CAHEN
CEAN-CNRS, Bordeaux